Hadrien Loumaye - 2024 - Sur le minimal [FR, essai]
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Hans Theys
Quelque chose sur le minimal, l’humble et le tendre
Quelques nouveaux peintures de Hadrien Loumaye
D’abord quelque chose sur le minimal
Donald Judd écrit quelque part que dans la sculpture et l’architecture il n’y a pas de vraie pensée à propos de l’espace. Le seul qui y ait un peu réfléchi, écrit-il, est Giacometti. Il propose alors de commencer à réfléchir sur l’espace. Je cite de mémoire. « D’abord, on prend une pierre, écrit-il, et on se demande où et comment la poser. Ensuite, on prend une deuxième pierre et on se demande où et comment la poser. » Parfois, il est permis de penser grossièrement. Surtout dans le pays le plus laid du monde, où on ne trouve aucun beau parc, aucune belle place, pas plus que deux belles rues.
Le pouvoir du minimal réside dans la possibilité de variation. Moins on utilise de paramètres pour permettre une œuvre d’art de venir au monde, plus la variation devient possible. On le voit dans le travail de Walter Swennen, qui utilise très peu de couleurs. On le voit avec Bernd Lohaus. On le voit avec Berlinde De Bruyckere, Ann Veronica Janssens, Tamara Van San, Laurence Petrone et Hadrien Loumaye.
Il n’y a pas tellement de notes de musique différentes (plus que sept, mais pas plus que cent, je pense), pas tellement d’éléments chimiques, pas tellement de lettres et de chiffres, pas tellement de phonèmes (une trentaine par langue), pas tellement de mots, pas tellement d’idées et de sentiments. Mais il existe une infinité de variations possibles.
Le peintre chinois Zhang Xiaoxia m’a fait remarquer que la peinture traditionnelle chinoise se compose principalement de taches, de lignes et de points. En noir. Parfois, un peu de couleur est ajouté. Lui-même essayait d’y ajouter un peu de vert. On retrouve une simplicité similaire dans l’art de la gravure. Si nous regardons la Vue de Nieuport de James Ensor, nous trouvons des lignes courbes pour les contours des nuages, des points pour les pierres de l’église, des lignes courtes et épaisses pour l’herbe, des lignes plus fines pour les ondulations et les reflets sur la surface de l’eau. Il existe peu de types de lignes, mais il y a beaucoup de gravures différentes.
C’est également le cas des travaux récents d’Hadrien Loumaye. Nous voyons des peintures en apparence monochromes composées de plusieurs couches transparentes (généralement) d’une seule couleur. Les couches ne se recouvrent pas complètement, parfois des frottis ou des coups de pinceau ont été appliqués. Nous voyons donc différentes valeurs d’un ton, d’une couleur. Cette disparité crée une profondeur atmosphérique (nébuleuse) ou picturale (née du contraste des couleurs ou des valeurs). Les frottis ou les traits ne sont ni géométriques ni figuratifs, mais sont reconnaissables comme des mouvements propres à Loumaye : une sorte d’entailles dansantes dans l’espace. Les interventions du peintre restent visibles et lisibles à cause du nombre limité des interventions. Dans une phase ultérieure, deux toiles ont été physiquement combinées pour former un nouvel ensemble. Plus tard encore, les toiles ajoutées n’étaient plus rectangulaires. Chaque fois, un nouveau monde personnel est créé, qui ne menace pas le nôtre.
Puis quelque chose sur l’humble
Il y a vingt ans, j’écrivais à propos d’une artiste de premier plan aujourd’hui que son travail minimal (et non « minimaliste ») était « humble » : qu’elle se rapportait au monde, aux espaces d’exposition, aux visiteurs, d’une manière humble. Depuis, une poignée d’auteures figurant dans des catalogues allemands, français et américains combattent bec et ongles cette affirmation. Pour elles, l’idée que le travail d’une femme est humble est inacceptable. Elles préfèrent écrire des sottises pompeuses semblables à ces paroles en l’air dont usent les théoriciens aveugles pour glorifier les artistes masculins. Elles adoptent un argument éculé qui semble donner plus de solidité à une œuvre que l’on juge secrètement trop légère, trop chétive. (Fidèle au vieux principe qui veut que l’on catégorise ce que l’on ne comprend pas et qu’on l’habille d’épithètes d'antan pour le faire exister officiellement et convenablement.)
L’humilité est l’attitude de l’agnostique, de la personne qui sait qu’ille, elle ou il ne sait rien avec certitude. L’humilité est l’attitude du sage taoïste qui ne parle ni n’agit, qui ne s’imagine pas devoir gérer le monde. Il s’agit d’une attitude polie, pourrait-on dire en plaisantant. Et il s’agit
de l’ambition la plus élevée : le rêve de laisser le monde intact en y ajoutant le moins possible.
Et enfin quelque chose sur le tendre
Ce travail est tendre. Vraisemblablement, cela en dit long sur l’auteur. Non pas parce qu’il a « exprimé » ou
« traduit » sa propre tendresse, mais parce que les artistes anxieux, égocentriques, bruyants, arrogants et dominateurs ne peuvent créer une œuvre retenue. Ils ont besoin de se manifester à haute voix, car ils sont creux, vides, pleins de manques, vides, creux et vides.
J’ai rencontré l’auteur de ces tableaux. J’ai pu constater qu’il lit et peint sans arrêt. En deux ans, il a parcouru un long chemin qui semble le mener vers l’intérieur et vers presque rien.
Pour les collègues écrivailleurs qui aiment façonner leur écriture en contredisant mon propos, j’ajoute rapidement que « l’humilité » n’est pas la même chose que « l’humiliation ». Et que la politesse peut aller de pair avec une ambition saine, qui pour un véritable artiste n’est rien de plus que l’affirmation du droit d’être qui ille, elle ou il est, et du droit d’agir artistiquement à sa guise.
Montagne de Miel, 18 juin 2024