David with the Head of Goliath

2018

Video
Materials:

Collection: Copyright Collezione Villa Borghese.

Le Caravage a peint David et Goliath à trois reprises, mais la version de la Galerie Borghèse est la plus dramatique et la plus iconique. (Les deux autres versions, l’une antérieure et très différente de celle-ci, se trouvent au Prado à Madrid et à la Gamäldegalerie du Kunsthistorisches Museum à Vienne).

Les experts du Caravage souscrivent presque à l’unanimité à la thèse que la tête de Goliath de ce tableau serait un autoportrait du Caravage et l’un des derniers qu’il ait peints.

Dans le Livre de Samuel de la Bible hébraïque, David est un jeune homme intrépide qui a tué le géant philistin Goliath d’un jet de pierre bien ciblé avec sa fronde.

Dans le tableau du Caravage, David tient la tête décapitée de Goliath par les cheveux et l’exhibe comme un trophée. Le bras tendu au bout duquel il la tient est parfaitement parallèle à l’épée avec laquelle il l’a décapitée.

Mais le David du Caravage ne paraît pas le moins du monde fier de son accomplissement. Au contraire, le regard qu’il porte sur Goliath trahit un mélange de tristesse, de regret et de compassion. Le front de Goliath porte la marque de la blessure infligée par la pierre. Le sang dégouline du cou qui vient d’être séparé du corps. La lumière dans les yeux peut s’éteindre à tout moment. La bouche ouverte semble exhaler un dernier râle.

Presque tous les biographes modernes du Caravage mettent cette image en lien avec la situation critique dans laquelle l’artiste s’est retrouvé après avoir mortellement blessé Ranuccio Tomassoni dans un duel. Depuis cette soirée funeste du 28 mai 1606, le Caravage est un gibier de potence. À Rome, une condamnation à mort a été prononcée à son encontre – une sentence qui s’appliquait souvent par la décapitation à l’époque. Le Caravage a passé les dernières années de sa vie en fuite : il a fui Rome pour Naples, puis il est parti à Malte, ensuite en Sicile, et est finalement retourné à Naples. Il ne reste nulle part très longtemps, craignant partout pour sa vie. À juste titre. En ce temps, une condamnation à mort est comme une fatwa : n’importe quel chasseur de prime peut livrer la tête d’un condamné à mort au Vatican. C’est d’ailleurs de là que nous vient l’expression « chasseur de têtes ». Dans l’Italie de l’époque, des bandes actives en ont fait leur gagne-pain.

David avec la tête de Goliath est une référence très nette à cette situation, bien qu’ambiguë. On peut lire le tableau comme l’expression d’un désir de mourir : las de vivre traqué, épuisé, le Caravage/Goliath finit par se résigner au sort qui l’attend depuis des années. D’un dernier geste dramatique et magistral, le peintre accueille le repos que lui apportera la mort. Mais il est bien plus probable que le tableau doive servir à sauver sa peau. Depuis sa fuite de Rome, des amis haut placés du Caravage intercèdent auprès du pape pour obtenir la grâce du fugitif. L’une des figures clés de ces intercessions secrètes est le cardinal Scipion Borghèse, neveu du pape régnant Paul V, qui lui a confié la gestion des finances de la papauté et des fonctions politiques au sein des États pontificaux. Scipion Borghèse est en outre un grand amateur et collectionneur d’art. Sa collection phénoménale – constituée en grande partie à coups d’extorsion et de confiscation brutales – est réunie à la Villa Borghèse, aujourd’hui transformée en musée sous le nom de Galerie Borghèse et compte six tableaux du Caravage, dont cette œuvre majeure.

On suppose que le Caravage a peint ce David avec la tête de Goliath à Naples au cours de la dernière année de sa vie, après avoir appris que le pape était sur le point d’accéder à sa demande de grâce. Le tableau constitue-t-il une dernière tentative de disposer favorablement Scipion Borghèse à son égard ou une marque de gratitude pour une grâce obtenue ? On l’ignore. Mais on sait que le tableau était destiné à Scipion Borghèse.

En se portraiturant sous les traits de Goliath, le Caravage s’identifie explicitement au criminel et au perdant, non pas au vainqueur héroïque. Faut-il y voir repentance et imploration de pardon ? David offre en tout cas sa compassion à Goliath. La lame de l’épée porte par ailleurs l’inscription « H-AS OS ». Dans la plupart des études sur le Caravage, on l’interprète comme humilitas occidit superbiam : l’humilité tue l’orgueil.

Sur le plan pictural, David avec la tête de Goliath est considéré comme l’un des tableaux les plus intimes jamais réalisés par le Caravage. Peint à la hâte, avec de fines couches de peinture, mais avec tant d’acuité et de précision. En matière de composition et de scénographie, il s’agit de l’une de ses œuvres les plus simples. Seuls le haut du corps de David et les expressions du visage de Goliath sortent de l’obscurité, de ce noir le plus noir possible qui les entoure – mais avec quel effet ! La théâtralité n’entrave pas l’émotion, la virtuosité n’écrase pas la sensibilité, l’horreur ne détourne pas de la beauté. Et surtout, David n’est pas représenté en meurtrier apathique, mais presque aussi en victime. Un meurtrier qui fait montre de remords. Comme le Caravage.

Certains exégètes du Caravage voient dans les traits du visage de David ceux du peintre dans sa jeunesse. Ce tableau serait donc un double autoportrait.

Peter Robb, le biographe qui va le plus loin dans le lien entre l’œuvre et la vie du Caravage, n’est pas de cet avis. Selon lui, David avec la tête de Goliath, véhicule quelques références homo-érotiques très nettes : la position suggestive de l’épée qui glisse dans l’entrecuisse d’un David au torse à moitié dévêtu, un beau torse de jeune homme sur une partie duquel est drapée une chemise blanche vaporeuse et translucide. Et pour finir, il y a la véritable identité de David. Robb est convaincu, après moult comparaisons avec des tableaux précédents sur lesquels il figure, qu’il ne s’agit de nul autre que de Francesco Boneri, que le Caravage surnommait affectueusement Cecco. Boneri était le jouvenceau qui servait de modèle au Caravage, à ses heures de gloire à Rome, aussi pour ses tableaux osés, dont les deux seuls nus intégraux frontaux de son œuvre : L’Amour victorieux (1601) et Le jeune saint Jean-Baptiste au bélier (1602). Les premiers biographes du Caravage faisaient déjà référence au « Cecco du Caravage qui dormait dans son lit ». Si cette interprétation est exacte, le cadeau du Caravage à Scipion Borghèse serait peut-être, outre une humble génuflexion, une ultime et subtile provocation. Parce qu’il ne pouvait pas s’en empêcher.

Events View all